Inquiétante étrangeté

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Entretien avec Marie de Brugerolle

> Marie de Brugerolle 

Comment s’opère le choix des photos que tu sélectionnes ? Apriori ce n’est pas tant relié à l’auteur du crime qu’à la mise en scène, c’est-à-dire au dispositif esthétique que tu privilégies.

 

> Armèle Portelli

Au départ je cherche sur le web toutes les images de victimes de serial killer. C’est uniquement celles-ci qui m’intéressent, d’une part pour le côté sériel de l’acte, la similitude des victimes chez un tueur, sa mise en scène de l’acte de mort. Puis ensuite je privilégie celles prises par la police, avec si possible un numéro ou une date inscrits dessus, car l’angle de prise de vue de ces photos rend souvent encore plus visible la mise en scène. Les corps sont de ce fait actés, répertoriés.

> MDB

Je pose cette question pour voir avec toi si c’est l’esthétisation des corps qui prime plutôt que la source?

> AP

Les deux, mais en effet c’est l’esthétisation des corps qui prime. La source compte aussi, c’est-à-dire le tueur, ou plutôt sa mise en scène du crime m’importe, par sa ritualisation, sa sacralisation. À mon sens, il essaye de rendre esthétique à ses yeux l’image des êtres qui sont à l’origine de son état psychique. En tuant ces images, en voulant tuer l’image du mal et les rendant belles et acceptables à ses yeux à travers la mise en scène de ses crimes. Les corps de ses victimes ne sont que des instruments de sacralisation.

> MDB

Cependant, on peut voir dans la plupart des scènes de crimes sexuels une mise en scène. On a évoqué le livre de JM Rabaté sur Black Dahlia et l’hypothèse duchampienne, mais peut-on parler des serial killers comme des « auteurs » au sens d’artistes ?

> AP

Je crois que je viens de répondre dans la question précédente. Ce qui est troublant c’est que l’on ne dit pas untel est un tueur, mais il est auteur de tel crime. Puis, pour aller plus loin, chaque serial killer a une « signature », l’acte de tuer se répète toujours selon le même schéma. On peut dire c’est le crime d’untel car il a procédé de cette façon. Comme un artiste qui a les mêmes problématiques et actes de création, c’est un Duchamp, c’est un Ted Bundy !

> MDB

Je pense à ce qu’a dit Stockhausen sur les attentats du 11 septembre 2001 et le fait que ce à quoi nous avons assisté – et vous devez désormais changer totalement votre manière de voir – est la plus grande œuvre d’art jamais réalisée : que des esprits atteignent en un seul acte ce que nous, musiciens, ne pouvons concevoir ; que des gens s’exercent fanatiquement pendant dix ans, comme des fous, en vue d’un concert, puis meurent…

> AP

Il me semble que ce que Stockhausen désigne ici comme œuvre d’art n’est pas la destruction des tours mais le sacrifice de l’artiste ensuite. Il s’agit dans les deux cas de destructions. On pourra mettre en équation le cut dans mon travail de découpe des photos, qu’on retrouve dans celui du montage, et les actes de découpes, coups de couteaux et coups sur les corps pris en photos. 

Et le serial killer se construit, va à sa perte en élaborant son « œuvre » qui est œuvre de destruction.

> MDB

Fais-tu un parallèle entre ton travail artistique et les actes des serial killers ?

> AP

En quelque sorte oui. J’essaye d’effacer toutes choses, toutes traces qui nous relient au corps meurtri, je creuse, je brûle, donc j’élimine, pour faire ressortir la beauté des corps, leur érotisme. Ils deviennent image de fantasme. Je pense que le serial killer agit dans le même sens, par l’effacement de toute vie, il fait sien ce corps qui est pour lui l’essence même de son fantasme. 

 

> MDB

Rédemption : penses-tu redonner une dimension humaine, ré-humaniser les corps en retravaillant ces images ?

> AP

Oui je le pense, je les sacralise en un sens. Je leur redonne une dimension humaine. Une beauté érotisée certes. Ils redeviennent objets de désir et non de dégoût ou de compassion. 

> MDB

Tu prends des images qui sont déjà médiatisées, tu ne prends pas des images de morgue ou scientifiques n’est-ce pas ?

> AP

Je prends des images qui ne devraient pas être diffusées car ce sont des images de police, de scènes de crime. J’ai aussi des images de morgue, le portrait que tu as vu dans mon salon en est une. Ce sont les réseaux sociaux et le web qui ont permis de les diffuser. Comme si plus rien ne pouvait être dissimulé grâce au réseau. Malheureusement, pour beaucoup, cela devient du voyeurisme. Cela rejoint mon travail Curiosa 2.0. L’Image interdite, dissimulée, devient image de voyeurisme par sa divulgation via le réseau 

> MDB

Dans toutes tes images, les personnes n’ont pas de regard. Il semble que ce que recherche le serial killer c’est la peur chez la victime ou la souffrance, et de fait les corps morts, inanimés, n’expriment plus aucune émotion. 

Redonnes-tu une émotion ? Et de quel ordre? Par notre regard sensible? Par l’odeur de brûlé qu’on perçoit encore par la technique employée de la découpe laser?

> AP

C’est surtout l’acte de domination par la peur et le pouvoir de vie ou de mort qui animent le serial killer. Il se sent tout puissant, sans cela il est un citoyen ordinaire. En fait, il ne ressent des émotions que dans ces moments-là, lors de la traque et la mise à mort. 

Ce qui est troublant, c’est qu’une fois le corps mort, les émotions ne les atteignent plus alors que nous c’est à ce moment-là que l’émotion arrive. Rejet, dégoût, fascination ou autre. 

Ces images qui sont insupportables à regarder en l’état, redeviennent par mon travail, images esthétiques que l’on a plaisir à regarder à nouveau. Enfin c’est ce que je cherche. Le beau né de l’insupportable. 

Mais le brûlé et l’odeur qui s’en dégage sont là pour nous rappeler l’acte de destruction. Il font appel aussi à un autre sens que celui seul de la vue. Et cela m’intéresse. En fait, j’essaye d’activer tous les sens chez le spectateur. La vue bien sûr, qui se fait plus précise si on est en mouvement devant l’œuvre car le corps prend vie sous différentes dimensions iconographiques, sous différents angles. L’odorat par l’odeur de brûlé. Je veux susciter le toucher, l’envie de toucher, la douceur car une fois travaillé et gravé le carton ressemble à de la dentelle par endroits.

Dentelle qui est aussi symbole érotique…

> MDB

Le choix des supports, cartons récupérés, carton pelliculé, ce sont des matériaux courants, qui ne sont pas dédiés aux formes artistiques traditionnelles : pourquoi ce choix ?

> AP

Le choix du carton a été immédiat, presque évident. D’une part justement parce que se sont des matériaux courants, comme ces victimes qui au départ n’ont rien de spécial. Ce sont des êtres humains lambda. Puis d’un déchet, je fais une œuvre, comme pour la victime qui est abandonnée par le tueur comme un simple rebut. Je sublime le carton comme je sublime ces corps sans vie.

Puis je voulais vraiment creuser avec le laser et le carton me permettait cela. De plus, comme je l’ai déjà mentionné, grâce à ses alvéoles, je peux en manipulant le laser faire en sorte que certaines brûlures ressemblent à de la dentelle. Tissu précieux, image de la féminité et de la séduction 

> MDB

Comment résumerais-tu ton/tes actes artistiques ?

> AP

Mon travail artistique est un peu obsessionnel et centré sur l’idée de collection. Tout tourne aussi autour de l’image de l’érostime. Du pouvoir de celui-ci. Du pouvoir de l’image du corps sur l’autre. Même quand je réalise une vidéo, j’utilise beaucoup le ralenti, le flou, la superposition d’image, je dis souvent que je mets ensemble deux images qui s’aiment. Le montage pour moi est comme un coït : il doit être sensuel.

> MDB

Réhabilitation/rédemption : de même que Shoah est une tombe pour l’éternité des disparus de l’holocauste, y a-t-il pour toi une volonté d’honorer ces morts et/ou de rédimer les serial killers en leur donnant à eux aussi, une humanité (question difficile) ?

> AP

C’est en effet une façon de redonner de la dignité à ces corps meurtris, troués, abîmés, jetés en pâture sur le web. 

Mais cette volonté est sans doute inconsciente. En ce qui concerne les serial killers je n’ai aucune envie de les rédimer. 

Non, ce qui m’intéresse avant tout c’est leur mode de fonctionnement, le côté psychologique du monstre. Ce sont des monstres avant tout, sans aucune compassion, sans aucun sentiment. Ce sont des êtres humains certes, mais sans humanité. Qui n’existent en fait qu’à travers leurs victimes. C’est comme cela que j’ai commencé ce travail, en fait avec la pièce Ted il y a plus de 15 ans.

Le visage d’un homme souriant, bel homme, loin de l’image que l’on se fait d’un monstre sanguinaire. Le visage reconstitué grâce aux noms de ses victimes

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